26 April 2010

Confession d'une femme

Depuis que je me connais, je me suis trouvée toujours transportée par la volupté amoureuse. Quand je voyais un homme, j'étais enchantée de voir l'être qui étai la moitié de mon espèce né pour moi, moi étant faite pour lui, me tardant d'y être jointe pas le nœud du mariage. Je croyais que ce qu'on appelle amour venait après l'union ; et je fus surprise que mon mari me faisant devenir femme ne m'ait fait connaître la chose que par une douleur qui ne fut compensée par aucun plaisir. J'ai trouvé que mon imagination au couvent m'était d'une plus grande ressource. Il est arrivé de là que nous ne sommes devenus que bons amis, très froids, couchant rarement ensemble, et point curieux l'un de l'autre ; malgré cela, assez d'accord, puisque quand il veut de moi je suis toujours à ses ordres ; mais comme la pitance n'est pas assaisonnée par l'amour, il la trouve insipide : aussi ne la demande-t-il que lorsqu'il croit en avoir besoin. D'abord que je me suis aperçue que tu m'aimais, j'en fus bien aise, et je t'ai fourni toutes les occasions de devenir toujours plus amoureux, sûre de mon côté que je ne t'aimerais jamais ; mais quand j'ai vu que je m'étais trompée, et que je devenais amoureuse aussi, j'ai commencé à te maltraiter, comme pour te punir de m'avoir rendue sensible. Ta patience et ta résistance m'ont étonné en même temps que fait reconnaître mon tort, et après le premier baiser je ne me suis plus trouvée maîtresse de moi-même. Je ne savais pas qu'un baiser pouvait être d'une si grande conséquence. Je fus convaincue que je ne pouvais me faire heureuse qu'en te rendant heureux. Cela m'a flattée et plu, et j'ai reconnu principalement dans cette nuit que je ne le suis qu'autant que je vois que tu l'es.
extrait de: L'histoire de la vie de Jacques Casanova, écrite par lui-même à Dux en Bohème, ca. 1790, Vol. 2, chap. V–VI, p. 168